Argumentaire de la journée d’études organisée à la MSH-Paris Nord le 23 novembre 2020

William Arhip-Paterson, Guillaume Petit, Gilles Pradeau

Mai 2020

Depuis trente ans, les budgets participatifs (BP) ont occupé une position singulière parmi les innovations démocratiques. En provenance d’expériences locales à Porto Alegre et d’autres villes brésiliennes (Gret, Sintomer, 2002), ils ont été adoptés et adaptés sur tous les continents. D’abord en Amérique Latine dans les années 1990, puis en Europe, notamment entre 2000 et 2010 (Sintomer et al., 2008), et en Afrique (Ferreira et Allegretti 2019), puis en Amérique du Nord et en Asie (Sintomer et al. (dir.) 2013; Wan 2018). Ce mécanisme est promu à la fois par des acteurs publics et privés : militants et professionnels de la politique, principalement de gauche mais aussi de droite, organisations internationales, agences de conseil et associations.  Les BP sont utilisés à des échelles administratives diverses : locales, municipales, régionales, nationales. Le BP charrie, ou plus exactement a pu charrier (Montembault, 2019), un imaginaire politique d’une transformation radicale de la démocratie, alors que certains organisateurs de ces dispositifs privilégient d’autres logiques (managériale, technique) (Peck et Theodore 2015 ; Cabannes et Lipietz 2017) comme d’autres dispositifs (Lee, 2015). Si du point de vue de certains, la réussite peut être appréhendée par la diffusion planétaire, l’institutionnalisation des BP, c’est-à-dire leur pérennité, centralité et influence dans un système politico-administratif, ne fait pas consensus chez les politistes (Gurza Lavalle, Romão et Zaremberg 2013 ; Avritzer 2017 ; Montambeault 2019).

Les promoteurs publics et privés du “budget participatif” utilisent ce label, tout comme les chercheurs qui élaborent des définitions plurielles, critiques ou prescriptives, sans qu’il n’y ait un consensus définitif sur ce qu’est, ou non, un budget participatif. Depuis les premières expériences, ceux-ci ont considérablement été transformés au gré des contextes nationaux et locaux, selon les modalités d’organisation territoriale, les traditions administratives, politiques et militantes, les intentions des acteurs, et la présence d’autres dispositifs, complémentaires ou concurrents. Ainsi, le terme de budget participatif désigne des pratiques diverses et se trouve être un label qui les unifie sans doute abusivement.

Les recherches sur les budgets participatifs étudient leur portée transformative des institutions politiques. Plusieurs effets ont été identifiés : une amélioration des politiques redistributives (Pape et Lerner 2016 ; Wampler, Sugiyama et Touchton 2020), l’accession à une citoyenneté plus active pour les citoyens défavorisés (Talpin 2011 ; Santos 1998), une transparence accrue sur les budgets et une baisse du clientélisme (Wampler, 2015 ; Avritzer, 2009), ou encore une modernisation des administrations (Sintomer, Herzberg et Röcke 2008). Mais les conditions de tels effets restent à clarifier, au regard de leur relative singularité, tout comme il serait nécessaire d’analyser la durabilité de ses effets, au-delà du cadre du dispositif participatif. Par ailleurs, d’autres recherches sont plus sceptiques : le lien entre l’adoption d’un budget participatif et les transformations des relations de pouvoirs n’a rien d’automatique (Cabannes et Lipietz 2017), de même en ce qui concerne les aspects redistributifs (Nez, 2013). D’autres travaux, avec une approche ethnographique, mettent en cause la supposée disparition des pratiques officieuses dans l’arbitrage des intérêts locaux avec les budgets participatifs ; le clientélisme prendrait de nouvelles formes (Albert 2016; Frenkiel et Lama-Rewal 2019; Langelier 2015; Montambeault et Goirand 2016). Surtout, la logique des budgets participatifs serait passée d’une transformation radicale d’un système politique à une logique managériale de gestion d’un territoire (Baiocchi et Ganuza 2016). L’inclusion est aussi mise en débat : il y aurait une ouverture des budgets participatifs à de nouveaux citoyens (Russon-Gilman, 2016), mais sans pour important nécessairement inclure des membres des classes populaires ou des abstentionnistes. On ignore aussi généralement si les participants réitèrent leur participation au fil des éditions d’un même budget participatif. La participation elle-même est décomposée en différents actes, intervenant à différentes étapes : idées, débats, élaboration, vote, suivi, ouvrant la voie à des degrés d’investissement différents. Par ailleurs, ces participants constituent-ils, au fil de leur expérience et de la diffusion de ces démarches, une « mémoire participative » ? Quels sont les motifs (Mazeaud, Talpin, 2010), dispositions (Petit, 2017) et affects (Blondiaux et Traïni, 2018), qui les inclinent à rejouer ou non le jeu de la démocratie participative ? 

En raison de leur diffusion conséquente à l’international, un autre courant de recherche portent sur la circulation des idéaux, méthodes et acteurs des budgets participatifs (Mazeaud, Nonjon et Parizet 2016, Bherer, Gauthier et Simard (dir.) 2017). Cette diffusion a d’abord été facilitée par des réseaux militants, puis progressivement relayée par des organisations internationales au sein desquelles des ambassadeurs de la participation ont été des acteurs clés (Porto de Oliveira 2017). En France, depuis 2014, on assiste à une troisième vague pour les budgets participatifs (Pradeau, 2018), qui se caractérise par un retour au municipal, après un détour par l’échelle régionale avec les BP des lycées (O’Miel, Mongy, 2014 ; Mazeaud, 2012 ; Sintomer, Talpin, 2011), succédant à des premières expériences, surtout portés par des mairies communistes (Nez, Talpin, 2010). Des élus de différents partis développent ces nouveaux budgets participatifs.

Les budgets participatifs récents suivent les tendances actuelles des dispositifs participatifs avec l’utilisation de plateformes numériques, qui accompagnent la professionnalisation et la marchandisation de ces processus (Mazeaud et Nonjon 2018). Plateformes en ligne et budgets participatifs tendent d’ailleurs à s’équivaloir. Le budget participatif est alors davantage un « jeu concours » du meilleur projet, voire simplement de la meilleure idée de projet, qu’une occasion de débat des orientations budgétaires. Ainsi les débats budgétaires, notamment sur les budgets de fonctionnement, semblent à bien des égards être aux abonnés absents des budgets participatifs.

Le fait est là : en 2019, environ 11 000 budgets participatifs dans le monde sont recensés (Dias et al. 2019). En France leur nombre a été multiplié en passant de quatre cas avant 2014 à plus de 180 en 2020, soutenu par la constitution d’un réseau national (Pradeau, 2018). Ils sont caractérisés par la logique de l’appel à projets, l’utilisation de plateformes numériques pour les dépôts de projets et le vote. Cette nouvelle vague semble peu délibérative dans l’ensemble. A rebours de la première vague, il est à noter une diffusion proportionnellement plus forte dans les villes de plus de 100 000 habitants, bien que certaines municipalités aient évité la mise en place de ce dispositif (Marseille, Lyon, Nantes) ou l’aient retardée (Bordeaux, Lille, Brest,…). Cette diffusion du budget participatif se fait au-delà des seules mairies communistes, faisant apparaître ce dispositif comme moins clivant politiquement. Plus généralement, on peut se demander si une équipe municipale peut encore se réclamer “participative” sans mettre en avant une expérience de budget participatif. 

Observe-t-on, une désaffection des BP par les participants au profil les plus militants, tel que cela a pu être observé dans les années 2000 (Talpin, 2011) ? Les budgets participatifs seraient dès lors dépassés par d’autres mots d’ordre participatifs (RIC, assemblées citoyennes). Le budget participatif appartient-il encore au registre de la revendication citoyenne ? Ou apparaît-il désormais comme un instrument classique, et peu subversif, de la gouvernance locale (Baiocchi et Ganuza 2016) ? 

Références

• Albert Victor, 2016, The Limits to Citizen Power: Participatory Democracy and the Entanglements of the State, London, Pluto Press, 224 p.
• Avritzer Leonardo, 2017, The Two Faces of Institutional Innovation: Promises and Limits of Democratic Participation in Latin America, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 192 p.
• Avritzer Leonardo, 2009, Participatory institutions in democratic Brazil, Washington, D.C.; Baltimore, Woodrow Wilson Center Press ; Johns Hopkins University Press, 192 p.
• Baiocchi Gianpaolo et Ganuza Ernesto, 2016, Popular democracy: the paradox of participation, Stanford, Standford University Press, 224 p.
• Bherer Laurence, Gauthier Mario et Simard Louis (dir.), 2017, The Professionalization of Public Participation, London, Taylor and Francis, 274 p.
• Blondiaux Loïc, Traïni Christophe (dir.), 2018, La démocratie des émotions: dispositifs participatifs et gouvernabilité des affects. Paris, France: Presses de Sciences Po, 245 p.
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• Dias Nelson, Enríquez Sahsil et Júlio Simone (dir.), 2019, The World Atlas of Participatory Budgeting 2019, Portugal, Epopeia and Oficina, 192 p.
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• Gilman Hollie Russon, 2016, Democracy reinvented: participatory budgeting and civic innovation in America, Washington, DC, Brookings Institution Press, 202 p.
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• Gurza Lavalle Adrián, Romão Wagner de Melo et Zaremberg Gisela, 2013, « Partidos políticos e innovación democrática: más allá de purezas y perversiones », Revista Mexicana de Ciencias Políticas y Sociales, 28 novembre 2013, vol. 59, n^o 220.
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• Lee, Caroline W. (éd.), 2015. Democratizing inequalities: dilemmas of the new public participation. New York: NYU Press, 288 p.

• Mazeaud Alice et Nonjon Magali, 2018, Le marché de la démocratie participative, Vulaines sur Seine, Éditions du Croquant, 366 p.
• Mazeaud Alice, Nonjon Magali et Parizet Raphaëlle, 2016, « Les circulations transnationales de l’ingénierie participative », Participations, 2016, vol. 14, n^o 1, p. 5-35.
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• Montambeault Françoise, 2019, « “It Was Once a Radical Democratic Proposal”: Theories of Gradual Institutional Change in Brazilian Participatory Budgeting », Latin American Politics and Society, 2019, vol. 61, n^o 1, p. 29-53.
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• Nez, Héloïse, and Julien Talpin. 2010. “Généalogies de la démocratie participative en banlieue rouge : un renouvellement du communisme municipal en trompe-l’œil ?” Genèses, n°79, p. 97–115.
• Nez Héloïse, 2013, « Les budgets participatifs européens peinent à lutter contre la ségrégation », Mouvements, 2013, vol. 74, n^o 2, p. 123.
• Pape Madeleine et Lerner Josh, 2016, « Budgeting for Equity: How Can Participatory Budgeting Advance Equity in the United States? », Journal of Public Deliberation, 13 octobre 2016, vol. 12, n^o 2.
• Peck Jamie et Theodore Nikolas, 2015, Fast policy: experimental statecraft at the thresholds of neoliberalism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 300 p.
• Petit Guillaume, 2017, Pouvoir et vouloir participer en démocratie. Sociologie de l’engagement participatif : la production et la réception des offres institutionnelles de participation à l’échelle municipale, Thèse de doctorat en science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris.
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• Pradeau Gil, 2018, « A third wave of Participatory Budgeting in France » dans Nelson Dias (ed.), Hope For Democracy. 30 Years of Participatory Budgeting, Faro, Epopeia Records | Oficina, p. 373-383.
• Santos Boaventura de Sousa, 1998, « Participatory Budgeting in Porto Alegre: Toward a Redistributive Democracy », Politics & Society, 1 décembre 1998, vol. 26, n^o 4, p. 461-510.
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• Sintomer Yves, Talpin Julien (dir.), 2011, La démocratie participative au-delà de la proximité. Le Poitou-Charentes et l’échelle régionale, Presses Universitaires de Rennes, 184 p.
• Sintomer Yves, Traub-Merz Rudolf et Zhang Junhua (dir.), 2013, Participatory budgeting in Asia and Europe: key challenges of participation, Basingstoke, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, Palgrave Macmillan, xv+269 p.
• Talpin Julien, 2011, Schools of democracy: how ordinary citizens (sometimes) become competent in participatory budgeting institutions, Colchester, ECPR Press, 252 p.
• Wampler Brian, 2015, Activating democracy in Brazil: popular participation, social justice, and interlocking institutions, Notre Dame, Indiana, University of Notre Dame Press (coll. « From the Helen Kellogg institute for international studies »), 297 p.
• Wampler Brian, Sugiyama Natasha Borges et Touchton Michael, 2020, Democracy at work: pathways to well-being in Brazil, Cambridge, United Kingdom ; New York, NY, USA, Cambridge University Press, 306 p.
• Wan Poe Yu-ze, 2018, « Outsourcing Participatory Democracy: Critical Reflections on the Participatory Budgeting Experiences in Taiwan », Journal of Public Deliberation, 3 juin 2018, vol. 14, n^o 1, p. 22.